Littérature: Cette femme qui aime trop

Un roman d’amour. Sans mièvrerie, sans guimauve, ni eau-de-rose. L’amour fort, l’amour trop. L’écrivaine Julia Kerninon démontre, dans une langue magnifique, qu’elle a compris toutes les nuances du verbe « aimer ». Son roman nous bouleverse et nous éclaire tout à la fois.

L’amour toujours, mais pas toujours l’amour. C’est, en fait, au verbe « aimer » que s’intéresse davantage la romancière Julia Kerninon plutôt qu’au mot « amour » dans Ma dévotion. L’amour, ce mot raccourci, ce fourre-tout et ce n’importe quoi. Aimer c’est bien autre chose: une action, une promesse, un engagement. Le mot amour est une bulle de savon, le verbe aimer, une matière à sculpter.

Ma dévotion, c’est celle d’Helen envers Frank. Après 23 années de séparation, ils se croisent à Londres par hasard et elle vide la besace des sentiments complexes qui sont les siens envers lui, le « grand » peintre, mais l’humain manqué. L’esprit libre et éparpillé, l’homme jaloux et créatif, l’artiste passionné et égocentrique. Elle l’aime plus qu’elle-même et le lui dit pendant l’éternité d’un moment passager.

Ce n’est pas un procès, mais en toute équité, Helen veut enfin faire percevoir à « l’homme de sa vie » le point de vue qu’il n’a jamais voulu (re)connaître. Elle souhaite lui enseigner une fois pour toutes, mais sans attente, ce verbe « aimer » qu’il n’a jamais su conjuguer autrement qu’à la forme pronominale, première personne du singulier au plus-que-masculin.

L’amour d’Helen, a contrario, est conscient, lucide, total aussi. On admire sa passion, sa dévotion moins. Parfois cynique, elle l’exprime à plusieurs reprises dans ce monologue intérieur/extérieur: « J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait ».

Frank l’aime bien, certes. En amie. Il ne pourrait se passer d’elle, va-t-il jusqu’à confier à des proches. Mais c’est un grand artiste, voyez-vous. Sa carrière passe avant tout. Alors, Helen lui pardonne souvent ou presque. Elle n’oublie rien, toutefois, et finira par s’arracher à cette relation, somme toute, malsaine pour elle, voire tragique.

« J’ai retourné ses mots comme ma veste, je l’ai provoqué, humilié, j’ai tout fait pour lui essorer des larmes, j’ai brûlé ce que j’avais aimé, parce qu’en quittant quelqu’un nous cherchons souvent d’abord à dire adieu à une version de nous qui est venue à nous sembler trop étroite, trop usée, et nous nous débattons violemment pour nous en extraire comme d’une venimeuse tunique de Nessus. »

Ce récit d’une mémoire vibrante avance par petits chapitres incisifs. Non pas uniquement dirigé envers et contre Frank, même si Helen ne fait que lui parler, mais eu égard aux émotions décrites et à sa réflexion implacable qui s’en est suivie. La narratrice compte atteindre sa part de vérité et c’est probablement ce qu’il y a de plus beau et fort dans son verbe « aimer » qui équivaut, dans le fond, à « espérer », dans tous les sens du mot « espoir ».

Julia Kerninon possède une écriture belle et juste. On la sent au diapason de cette Helen qui n’a jamais su parler et, donc, qui a écrit toute sa vie. Avouons que la lire nous en apprend beaucoup, même si on croit tout savoir en ce domaine. Même si on croit que la partie est jouée d’avance dans les affaires du cœur.

Malgré les douleurs que l’on se reconnaît dans ce beau roman, dans les grandes et petites dévotions notamment, on doit admettre qu’elles forment la chaîne de notre vie. On a toujours le choix: regretter amèrement ou sourire les en pensant aux meilleurs souvenirs. En fait, les deux sentiments se côtoient. Aimer, c’est aussi ça. C’est « faire ». À la différence de l’amour qui a peut-être toujours été, dans le fond, impossible.